Archive dans 2004

Nouvelles précieuses ridicules et “personnes à grammaticalité réduite”

Parmi nos souvenirs scolaires, nous avons tous en mémoire les fameuses commodités de la conversation des Précieuses ridicules de Molière. La préciosité contemporaine ne craint pas non plus le ridicule pour la raison qu’elle est bien trop bécasse pour en prendre conscience.

Europe 1, 27 juillet 2004, bulletin d’informations de 6 h 30. Interview téléphonique du directeur de cabinet d’un préfet, dans une région touchée par la sécheresse, ce qui justifie des restrictions d’eau. Question du journaliste : ” Serez-vous amené à prendre des mesures plus draconiennes ? “ Réponse de l’interviewé : ” Oui, si la situation perdure en termes d’abaissement des niveaux… “
Il eut été à l’évidence plus simple de dire : ” Oui, si le niveau de l’eau continue à baisser. “ Mais cette dernière façon de parler correctement le français n’eut pas permis d’en mettre artificiellement plein la vue.

On aura noté l’insistance courante du verbe perdurer à la place de durer. Avec une syllabe de plus, le pédant d’aujourd’hui doit trouver que ça fait plus “chicos”. Or dans perdurer il y a l’idée d’éternité, de perpétuité, perdurer c’est durer jusqu’à la fin des temps. Si l’ignorance d’un ignorant chronique est appelée à perdurer jusqu’à sa mort, on peut au moins espérer que le niveau de l’eau, lui, baissera et que donc, il ne durera pas.

On imagine maintenant le dialogue du soir entre le directeur qui vient de sortir du cabinet et sa femme qui s’apprête à y entrer : 
– On baise ?
– On va dire (sic) qu’au niveau de ma libido il n’y a pas de soucis (sic), mais en termes de timing je crois qu’on n’aura pas le temps de faire perdurer les choses.

Dans la série des tics de langage à la mode, on trouve aussi le furoncle verbal “on va dire” (3 syllabes vocales et 4 dans le Midi de la France) qui remplace l’ancien disons (deux syllabes seulement). Mais comme personne n’a plus le courage de dire ce qu’il a vraiment envie de dire, on le fait dire par un on neutre qui agit au nom du transfert de responsabilité. Placée en début de phrase, la locution on va dire signifie que ce que je m’apprête à vous dire n’est pas exactement ce que je voudrais vous dire, mais que je vais vous dire quand même. Placée en fin de phrase, elle signifie que ce que je viens de dire n’a pas la franchise de ce que j’aurais voulu vous dire, mais que vous devrez vous en contenter, le soin vous étant laissé de deviner ce que je ne vous ai pas dit au travers de ce que je vous ai dit. On va le dire comme ça.

Quant à la préférence plurisyllabique du pédantisme moderne, elle correspond à une demande des nouvelles précieuses ridicules et autres éclopés du verbe. L’étalage syllabeux (appelé aussi syllabeuleubeuleu), permet en effet d’occuper le temps et l’espace quand on n’a rien de particulièrement intelligent à dire, quand on veut mettre du mascara sur son incompétence ou quand on croit qu’une grosse marguerite sur une paire de tongs fait plus smart. C’est ce qui pousse à répondre tout à fait ou complètement à la place d’un simple et trop rikiki oui.


France Inter, 6 août 2004. Un médecin est interrogé sur les risques d’une éventuelle canicule. Réponse (pour dire qu’il n’en sait rien) : ” Le problème est obscur en termes de lisibilité.”
Une seule solution pour ce médecin de Molière : apprendre le braille.

Le mot lisibilité est, lui aussi, très tendance. Il faut avoir une politique lisible, un programme lisible. Il se trouve placé en pole position avec le mot visibilité, probablement à cause d’une quasi homophonie, d’une confraternité de sens, et d’une complémentarité ophtalmologique.

Au niveau de et en termes de sont deux expressions pour lesquelles on devrait être autorisé à tirer à vue contre qui les dégaine. Deux expressions qui réveillent des pulsions meurtrières chez tous ceux qui aiment un parler clair de la langue et trouvent insupportable et abrutissant à la longue qu’on l’alourdisse inutilement pour faire du (mauvais) genre. Des tournures toutes faites que toutes les branques de la création reprennent à l’envi, au point que les conversations donnent l’impression de porter un uniforme et que la langue plie sous des bruits de bottes. Des expressions taillées sur mesures pour tous les handicapés de la construction grammaticale (doit-on dire personnes à grammaticalité réduite ?) et qui prennent la pose en n’impressionnant d’ailleurs que les illettrés, les autres n’étant pas dupes. Des infections verbales qui font florès dans la presse, le discours politique et dans l’entreprise où dix mots de vocabulaire de cet acabit suffisent aujourd’hui à ouvrir une belle carrière à n’importe quel incompétent.

Ce qui est sûr, c’est qu’au niveau du langage et en termes de préciosité, la connerie ne manque pas de lisibilité.

Petite gorgée d’amertume

Dans une interview accordée à Jacques Gantié (Nice-Matin du 15 février 2004), l’écrivain Philippe Delerm qui publie ” Enregistrements pirates “ aux Éditions du Rocher, doit répondre à une question embarrassante:

 Au Rocher, que faites-vous à côté de B.B. ou Christine Deviers-Joncour ? lui demande le journaliste.
– Ça m’ennuie tous ces bouquins, certains sont pathétiques, mais je n’en fais pas un scandale. D’ailleurs, je ne suis directeur d’aucune collection et ne fais partie d’aucun jury.”

Réponse pleine de réserve et de gentillesse pour se démarquer pudiquement des choix d’un éditeur auquel il reste historiquement attaché : ” Sans lui, je n’aurais pas existé. Je lui reste fidèle. “ Loyal.

Il n’en demeure pas moins que ces productions l’ennuient, qu’il les juge pathétiques et qu’il s’empresse de dégager toute responsabilité, de près ou de loin, dans les derniers égarements de sa maison d’édition. Une critique à petite gorgée qui a quand même un goût d’amertume.

Turluttérature française

Nouvelle audace littéraire (après Bardot) des éditions du Rocher qui publient ” Toi masculin mon féminin “, le dernier (on croise les doigts… et les jambes !) roman érotique de Christine Deviers-Joncour.

“Devant lui je m’agenouille. Doucement, je promène mes mains. À travers le vêtement de peau d’ange, je l’effleure du bout des doigts. Sa virilité dessinée sous le velouté du tissu m’excite davantage. J’approche doucement mes lèvres. Il ne bouge pas, la tête jetée en arrière, à fleur de peau, il attend. Son souffle est court. Je sens perler son désir que je cueille du bout de la langue. […] “

Bref, elle lui fait une pipe, au mec, et s’en fout partout. Le genre de phrase sulfureuse qui vous fait passer de droit chez Ardisson, le samedi soir, pour la promo [Tout le monde en parle, France 2].

En la travaillant un peu au corps, la Christine, vous saurez tout sur le zizi. La longueur, l’épaisseur, la vitesse de rotation. Bien sûr, l’auteur marquera comme toujours une légère réprobation. Elle fera mine de ne pas comprendre pourquoi on n’extrait que ces lignes pour parler de son chef-d’œuvre. Alors que ces lignes sont parfaitement intentionnelles, un peu comme on vend un mauvais film avec une bande-annonce aguicheuse. La preuve : c’est justement le passage qui a été choisi par l’éditeur pour la quatrième de couverture ! Le tout dans une langue bien trempée (voir plus haut pour les détails) qui vous fait connaître immédiatement la gloire médiatique.

Le lecteur-acheteur abusé se demandera (c’est le but) si l’énigmatique organe n’appartiendrait pas par hasard à un ancien ministre. Mais non ! Qu’allez-vous chercher là ? À chaque fois, Christine entretient le doute aussi bien qu’une érection.

Questionnée sur son passé judiciaire comme à chacune de ses apparitions (on a le curriculum vitae littéraire que l’on peut), elle ne comprend toujours pas qu’il soit répréhensible qu’un dirigeant de société pique dans la caisse pour se payer des vacances. Elle s’en offusque. Après tout, c’est son argent. Ardisson lui explique de nouveau ce qu’est un abus de bien social. Elle se rajuste les cervicales pour y trouver une idée opposable qui doit déjà glisser le long du dos. Finalement elle s’ébroue, genre “passons à autre chose”, et paraît gênée de contredire son hôte. Nul doute, pour elle, ça reste une hérésie. Ce qui démontre que le Code pénal n’est pas sexuellement transmissible.

Alors qu’on ne s’étonne pas, nous prévient-elle, “que les cerveaux quittent notre pays.” Stupeur et tremblements. On imagine la ménagère de moins de cinquante ans regardant l’émission, cramponnée à son canapé, terrifiée à l’idée que Christine pourrait fuir l’intelligentsia parisienne pour aller offrir son immense talent littéraire à l’étranger. Les plus optimistes y auront sans doute vu l’heureuse menace d’un départ.

Quitter la France ? Mais pour aller où ? À Taïwan, où elle ne serait qu’une vedette ? Non Christine, laisse ton cerveau en France, dans ce magnifique pays où les belles cervelles se ressemblent, se rencontrent et s’entraident ; un pays magnifique où des cerveaux du même poids que le tien font de toi une vraie star de l’écriture. Un pays où de fins éditeurs, sur la masse de manuscrits qu’ils refusent toutes les semaines, ont tout de suite vu que ton sujet n’avait jamais été traité et que ton style sentait bon la nostalgie du cliché littéraire pourchassé dans toutes les narrations des classes de sixième. Citons :


Les enivrantes effluves des parfums : Dieu que la banalité est belle ! Deux clichés pour le prix d’un !
(Avec une faute d’orthographe à “enivrantes” que les correcteurs des Éditions du Rocher écrivent avec deux n !)
Je promène mes mains… : et marcher, c’est promener ses jambes ?
Son souffle est court : le souffle littéraire aussi.
Je sens perler son désir : comme si elle gobait une huître…

Et la direction littéraire qui en remet une couche en quatrième de couverture pour encenser le style du grand écrivain : Une écriture d’une sensualité à fleur de peau. Le cliché étant usé, éculé, il doit s’agir probablement d’une vieille peau.

On se souvient des déclarations de Jean-Paul Bertrand, patron des Éditions du Rocher (si c’est toujours lui), dans une interview qu’il donnait à Jacques Chancel.
Las d’être envahi de manuscrits jugés par lui sans valeur, il s’apprêtait à écrire un livre qui expliquerait à la France littéraire d’en bas comment il faut écrire. Des conseils qu’il ferait bien de réserver aux illettrés de son propre catalogue.

NB : Christine vient également d’enregistrer un album musical, ce qui doit ravir les jeunes talents que les maisons de disques refusent sans écouter ce qu’ils proposent. À quand un film et un rôle au théâtre ?