Un flocon de neige au soleil

Extrait

Être père, c’est peut-être un talent qui s’improvise tous les jours
 
Je me suis assis sur le muretin qui bordait les jardins de la clinique. Le jour de l’accouchement avait été programmé de longue date, d’après une bonne disposition lunaire. Kathleen fut placée sous perfusion pour provoquer les contractions. Le médecin – que je n’avais toujours pas réussi à rencontrer et qui n’avait pas cherché non plus à me voir – espérait une sortie de couche naturelle sans écarter la nécessité de recourir à une césarienne.
Je suis resté collé à elle aussi longtemps que j’ai pu, avec l’empressement empoté du type qui voudrait bien aider à changer la roue mais qui ne sait même pas où se trouve le cric. Quand il fut l’heure de quitter la salle de préparation, une jeune interne complaisante, voyant ma sollicitude découragée, me proposa de tenir le flacon de sérum pour le stabiliser pendant le transport. Un acte minuscule mais hautement symbolique que j’accomplis avec la conscience professionnelle d’un grand professeur de la faculté. J’ai accompagné Kathleen, allongée sur son chariot, jusqu’à la porte de l’ascenseur qui menait au bloc opératoire. La plus gradée des infirmières qui semblait commander les manœuvres me bouta sèchement : “Bon, maintenant vous allez faire un tour. Revenez dans une heure.”, ce que me dit aussi mon garagiste quand je lui laisse ma voiture en révision. Avant que la porte de l’ascenseur ne se referme, Kathleen me couvrit d’un dernier regard éperdu qui réclamait une protection, au moins une pensée, telle une amarre de tendresse qu’on jette à l’autre qui reste sur le quai, un de ces regards extrêmes que seuls méritent une mère ou un père. La lourde porte coulissa lentement sur ses rails et elle disparut. C’est idiot, mais je crois bien avoir essuyé une larme.
 
J’ai alors trouvé refuge sur mon îlot de verdure, assis sur un muret, les jambes pendantes du côté de la rue, près d’un arrêt d’autocars, solitaire et aussi indésirable qu’un rogaton repoussé au bord de l’assiette. À un moment, une femme s’est approchée de moi : “Vous attendez le bus, vous aussi ? – Non Madame, j’attends un enfant.”
J’étais en train de devenir père, dans une souffrance qui n’était pas la mienne, les jambes pendantes, abandonné à l’oisiveté de celui qui attend un bus. Dans une heure, un enfant viendra au monde et, déjà, ouvrira les yeux sur une absence.
J’allais être père dans une heure et je ne savais de la chose que le poids d’une privation. Ce défaut de référence ne m’inquiétait pas, je ne cherchais pas un modèle à reproduire, pas même une méthode illusoire, mais simplement une manière paternelle d’exister. J’improviserai, je me laisserai porter par cette perception sensible qui devine tout sans poser de questions et sans rien expliquer. Être père, c’est peut-être un talent qui s’improvise tous les jours.

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