Une chance infinie

Une chance infinie

Ce serait malhonnête de prétendre que les éditeurs ne pensent qu’à la facilité commerciale. Parfois, c’est vrai, il leur arrive de faire des découvertes et de promouvoir de nouveaux talents. Tenez, la preuve, l’un d’eux vient de donner sa chance une jeune romancière inconnue. Elle s’appelle Christine Deviers-Joncour et vient de publier Trio, chez Pauvert.

Difficile de publier un premier livre ? Vous plaisantez ! Anne Carrière (éditrice éponyme et fille de Robert Laffont) vient de publier Une chance infinie à la Table Ronde. Elle a envoyé son manuscrit par la poste et, événement exceptionnel qui n’arrive pratiquement jamais, un comité de lecture l’a jugé excellent au point de l’accepter immédiatement.
C’est pas une chance infinie ça ?

Le livre paraît au moment où les éditeurs refusent mon manuscrit envoyé lui aussi simplement par la poste. Je me précipite donc pour le lire. Si les budgets de publication sont aussi serrés qu’on le prétend, l’éditrice Anne Carrière, qui en publiant son livre prend la place d’un autre auteur, doit sûrement avoir quelque chose de fondamental à dire. Et puis un éditeur qui écrit doit être regardé comme un modèle, son œuvre devant servir d’exemple à tous ces minables auteurs amateurs qui s’imaginent que leur vie vaut la peine d’encombrer les rayons des libraires.
Qu’apprend-on ?
Que son mari adore les esquimaux au chocolat mais lui interdit d’en acheter car il ne veut pas grossir.
Que tous les soirs, il ouvre la porte du congélateur et râle s’il y en a, et râle s’il n’y en a pas.
Quand il perd quelque chose, c’est toujours de sa faute (à Anne).
Jamais il ne rentrera dans un parking qui affiche complet.

Vous croyez que je me moque de vous ? Allez voir page 20 si je mens !

Et ce n’est pas fini ! La platitude c’est comme la chance, parfois infinie. Et là, vous en aurez de la platitude sur 136 pages !

Puis vient le moment de parler de Paulo Coelho, visiblement son gourou.

Qu’apprend-on d’intéressant sur l’écrivain qui pourrait expliquer son œuvre ?
Qu’il fume des Galaxy, marque impossible à trouver dans la plupart des pays européens (vous admirerez la précision du détail car c’est à cela que l’on reconnaît un véritable auteur).
Que Paulo adore les bulots.
Ah !
Que Paulo aime les découvertes, les sensations nouvelles.
Non !
Que Paulo est souvent vêtu d’une chemise et d’un pantalon en jean.
C’est pas vrai !
Paulo a les cheveux très courts et une mèche dans le cou.
Allez ! tu déconnes…
Anne n’a jamais osé lui demander si ça avait une signification.
Tu aurais dû oser, c’est peut-être essentiel…
Paulo a une voix de crooner et beaucoup d’humour.
Dès l’âge de dix-sept ans il ne pensait qu’à écrire.
Bravo, il est le seul !
Paulo prend toujours son temps, notamment quand il conduit.
Paulo boit tous les jours quelques gouttes d’eau de Lourdes.
Paulo possède un vélo d’appartement pour garder la forme.
Paulo est joyeux.
Une de ses expressions favorite est ” je me rigole “. Anne Carrière ajoute : ” J’aime trop cette expression pour la reprendre. ” Je pense qu’elle a voulu dire ” pour me priver de la reprendre. ” Question de français. 
Paulo aime les décorations.
Quand il passe en voiture au bord d’une rivière, il appuie trois fois avec son doigt sur la fenêtre du conducteur.
” Un soir, à Rio, Paulo accrocha à mon poignet un fil de coton rouge. Il a fait trois nœuds. Je devais formuler intérieurement trois vœux.
– Tu dois attendre qu’il tombe tout seul.
Ce fil est resté à mon poignet pendant presque trois ans ! Je ne pouvais plus l’enlever, la superstition de Paulo m’avait contaminée. Je crois que, dans mon cas, il s’agit d’une symbolique du don et de la fidélité plutôt que d’une véritable superstition. “

Quelle naïveté ! Rien d’extraordinaire : tous les étés, à Juan-les-Pins, on distribue ce genre de bracelets à la terrasse du Pam-Pam…

Mais le pire survient quand Anne Carrière parle de son métier d’éditrice.

” Nous recevons plus de cent manuscrits par semaine alors que nous en publions environ trente par an. Ils sont tous regardés.”

Vous aurez noté le verbe ” regarder “.
Les manuscrits sont ” regardés “, ils ne sont pas “ lus “.
Vous avez travaillé au mot près pendant des années, vous avez raconté une histoire d’une façon “serrée” où chaque phrase qui ne compte pas est éliminée et les manuscrits sont… regardés.

Mais le propos le plus choquant se trouve page 93 : ” Il n’y a pas d’obligation légale à la lecture d’un manuscrit, pas davantage à sa publication. “
Il n’y a pas d’obligation légale à faire son métier. Dont acte.
Cet aveu est écœurant.
Il n’y avait sûrement pas de meilleure façon pour exprimer son dédain à l’égard des auteurs qui ne font pas partie du sérail et du microcosme parisien.

Je n’ai rien contre cette personne que je ne connais pas et pardon si je la blesse, mais je ne regrette en rien d’avoir lu son livre juste à temps pour renoncer à lui envoyer mon manuscrit. 

Une chance infinie est à lire absolument tant il est l’exemple même de ce qu’il est inutile d’écrire.

Si ce livre était arrivé par la poste chez n’importe quel éditeur, et en admettant qu’un comité de lecture l’ait lu, il aurait été refusé. L’ami de la Table Ronde l’a publié. Les éditeurs pratiquent entre eux l’auto-édition et sont prêts à s’entraider sur n’importe quel navet. Et le plus drôle c’est qu’ils nous reprocheraient presque d’écrire ! Quand on voit ce qu’ils écrivent et ce qu’ils refusent, on comprend mieux l’intérêt de qualité qu’il y a à suivre son chemin tout seul, sans eux.

PS : page 19, ” il m’a cité cette phrase dont j’ignore l’auteur : Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que l’on n’ose pas, c’est parce que l’on n’ose pas que les choses sont difficiles. “
L’auteur, chère madame, c’est Sénèque. Encore un manuscrit qui vous aura échappé.

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